Le bouchon en plastique

le 22/01/2010 à 03h 48min 56s

Bouchons en plastique

La vie du bouchon en plastique d’une bouteille d’eau minérale, référence 9 782070 300198 bascula tout à coup le jour où cette dernière fut ouverte.

C’était par un de ses chauds après-midi d’été où il fait si bon de rester à l’ombre ; confortablement allongé dans la fraîcheur de la cave, le bouchon se sentait bien, à sa juste place.

Tout se passa très vite, alors qu’il étirait ses petits bras bleu de bouchon pour bailler, une grosse main humide et chaude vint le saisir tout à coup.
Le bouchon sentit son cœur se rompre, la main le tenait fermement tandis qu'un poids immense le tirait vers le bas.
Manquant de paniquer, le bouchon se rappela soudain les dernières paroles de ses parents :
« Un jour, malgré tous tes efforts, toi aussi il faudra que tu apprennes à céder ».

Ce qu’il faut savoir à propos des bouchons, c’est que ce sont des êtres extrêmement généreux qui, dès la naissance, connaissent le tragique de leur condition. Nous ne nous attarderons pas trop longuement sur les rapports qu’ont pu entretenir les bouchons tout au long de l’histoire avec les liquides qu’ils protègent, mais nous sommes certain que le lecteur y découvrirait, à n’en point douter, un grand nombre de comportements héroïques si l’envie lui prenait de chercher.
Tel bouchon qui rassure telle vodka qu’elle ne sera jamais bue alors qu’il est lui-même terrorisé par l’imminence de sa séparation avec sa tendre et chère compagne la bouteille de verre, ou encore tel autre qui pendant plusieurs mois parvient à convaincre tel soda qu’en étant bu, il rendra une personne heureuse…Il est peu de destinées plus belles que celles des bouchons.

Alors qu’il est emporté par la gigantesque main, le bouchon jette un coup d’œil à son amie aqueuse. Bouleversé cette dernière s’ébroue en grandes vagues. Témoin impuissant, l’enveloppe plastique ne sait comment la rassurer, elle articule difficilement quelques mots dans sa langue en gesticulant timidement mais les sons produits ressemblent à des craquements.

Le bouchon inspire profondément puis s’exclame :
« Mes amis, calmez-vous, ce qui se passe aujourd’hui ne doit pas nous surprendre, oui bien sur dès à présent notre vie va pour toujours changer, mais ne le savions-nous pas ? ne nous sommes-nous pas préparés ? tous ensemble, dans l’harmonie si parfaite de notre union, nous étions heureux, il est temps désormais de partager ce bonheur.
Eau, toi qui es si pure, tous nos regards se tournent vers toi car c’est toi et toi seule qui va être bue ; jusqu’à aujourd’hui et pour toujours, nous avons été et serons tes valets, sois fière et montre toi digne de l’épreuve que tu vas traverser, tu es celle qui va tous nous réaliser… »
En parlant, il verse une larme
« Ma sœur, apaise de ta douceur, abreuve, étanche la maligne soif de notre aimé possesseur. Nous avons été crée pour cela, nous mourrons tous ensemble pour cela. »
Et les yeux de chacun de briller d’un feu qui embraserait le soleil.
« Il n’y a pas eu une minute de ma vie où je ne vous ai aimés de tout mon coeur. »

Et déjà, voilà qu’une autre main titanesque vient en renfort de la première.
Le bouchon sent une terrible chaleur se coller contre lui.
Il ne s’en rend pas compte, mais il est en train de résister de toutes ses forces pour retarder l’ouverture de la bouteille. Inconsciemment, il ne peut s’empêcher de protéger ses compagnons.
Toutefois ses forces, comparées à celle du géant sont plus que dérisoires. Il faiblit et tout à coup, une violente déchirure lui traverse le ventre.
Sa tête devient légère et il se sent monter, monter, en tournoyant. Il aperçoit l’azur d’un ciel splendide couronné de l’éclat d’un soleil chaleureux, quelques nuages jouent dans le champ des étoiles à naître, il y reconnaît une bouteille…

« … je ne lave…»

Soudain, c’est la chute.
Brusquement il heurte le sol et roule sur quelques mètres. Légèrement écorché, il met quelques instants avant de rouvrir les yeux. A quelques centimètres du caniveau, il tient difficilement en équilibre, il relève la tête et sent ses yeux se brouiller.
Ce qu’il voit, ce n’est pas un homme en train de prendre du plaisir à boire l’eau mais un monstre ridicule qui verse le si précieux liquide sur une toile de fer brillante et vulgaire devant les yeux d’une créature blonde.

« ..mes voitures… »

Avant de disparaître à jamais, le pauvre bouchon maudit le dernier flot de paroles prononcé par son maître :

« qu’avec de l’eau minérale »

Et disparaît dans les égouts.


C’est bien fait pour toi !

le 13/01/2010 à 10h 35min 33s
Je suis allé voir ce dimanche un autre film d’Eric Khoo : 12 Storeys.
Un jeune homme saute du haut d’un immeuble, une fois mort, son esprit erre dans l’appartement de ses voisins. Il les observe dans leur intimité et découvre, derrière l’artificiel de la propreté apparente, l’horreur, l’échec, l’impuissance, l’incompréhension et la frustration qui sont le lot quotidien des habitants du bloc…

Je ne veux pas m’appesantir sur la structure globale du film (il faut vraiment le voir), mais juste parler d’une scène en particulier : un couple dans la trentaine partage un modeste appartement. La femme d’origine chinoise a été ramenée à Singapour par Ah Gu qui lui a promis une meilleure condition de vie si elle acceptait de le suivre.

12 Storeys Soundtrack

Mais, une fois arrivé à Singapour le mari s’avère ne pas être le gentleman promis, il n’est ni l’homme d’affaire important ni le possesseur de belles voitures qu’il prétendait être…
Au contraire, c’est un homme plutôt maladroit, pas très malin, manquant complètement de raffinement et de manières et qui dégoûte sa femme.
Toutefois malgré tous ses défauts il se montre quand même à certains moments vraiment très touchant.
Il a une particularité physique dont sa femme se moque: ses dents de devant ressortent. Lui est fou amoureux d’elle. Tellement qu’il lui pardonne tout. Et malgré les doutes que l’on peut éprouver sur la qualité des sentiments qu’il manifeste envers elle (n’est-ce pas simplement une attirance sexuelle?), il faut avouer qu’il est difficile de ne pas être touché par la passion brutale avec laquelle il les exprime dans les moments de crise.

La femme, de son côté, n’attend qu’une chose, recevoir les papiers attestant de sa nouvelle citoyenneté pour le quitter.
Il y a un vrai déséquilibre dans ce qu’ils éprouvent l’un envers l’autre et ce déséquilibre cause de violentes disputes où le mari finit toujours pas céder.
La scène dont je veux vous parler est justement l’une de ses disputes.

Cela commence ainsi : Ah Gu découvre, sur le répondeur de sa femme, plusieurs messages prouvant que sa femme entretient une liaison avec un (même plusieurs, je ne suis pas sûr) amant(s). Les messages sont des on ne peut plus explicites : les hommes qui y parlent vantent les performances sexuelles de la femme d’Ah Gu.

Pendant qu'il écoute, on ne peut s'empêcher d'imaginer quelle va être sa réaction dès qu'il posera le télélphone: courroucé, il va sans doute mettre toutes les affaires de sa femme dans une valise et la laisser devant la porte, ou alors furieux, il va jeter le téléphone de toutes ses forces contre le sol, ou bien encore il va se mettre à crier de toutes ses forces avant d'insulter sa femme de tous les noms… Ou n'importe quelle autre réaction de révolte...
Mais non! Il ne va rien se passer.
La femme revient, reprend le téléphone des mains de son mari, il s'apprête à ouvrir la bouche, elle lui cloue le bec et s’en retourne faire les boutiques.

12 Storeys

Elle ne revient qu’une douzaine d’heures plus tard.
Ah Gu craque, il s’emporte et reproche à sa femme son comportement : il était question de rentrer tôt pour dîner avec les parents !
Le ton monte, presque immédiatement la femme prend le dessus. Là voilà qui domine la discussion.
Ah Gu, désespéré, dans un ultime élan, lance à sa femme qu’il sait tout à propos de ses amants.

Le temps s'arrête, il y a glissement. Toute la mécanique du film semble d'un coup s'ébrouer pour faire ressortir des profondeurs une lourdeur sublime.

Ce moment précis me fascine, il est à mon avis symptomatique d'un quelque chose d’essentiel dans le cinéma de Khoo : dans n’importe quel autre film, le mari se serait rebellé mais là nous allons nous retrouver face à un retournement terrible. Tragique.
Car la femme ne va non seulement pas se laisser faire, mais va en plus accabler son mari (et pas forcément à tort d’ailleurs) jusqu’à le forcer à se mettre à genou devant elle pour la supplier de rester.

On se rappelle, alors, le coup de téléphone du mari, juste un peu plus tôt, à cause de la remarque de la femme, l'homme qui cherche quelqu'un capable de lui arracher les dents, non ne surtout pas avouer que sa femme ne les aime pas, est-ce que c’est mortel, non je plaisante…

Face à ce couronnement de l'injustice, on sent soudain son coeur se serrer.

Chez Khoo, les relations entre humains, quand il s’agit de « un contre un », c'est à dire quand nous sommes au niveau de l’intime, sont toujours soumises aux lois du pouvoir , elles ne relèvent en rien de la justice et de l’équité,du sentiment et de l'amour, mais seulement de jeux d’influences et de puissance.
Le mari échoue à exprimer sa colère, à se défendre de l’injustice qui le frappe et cet échec est d’autant plus terrible qu’il est justement ce qui le rend louable aux yeux du spectateur.
Nous voilà tout à coup très proches du cinéma de Von Trier et de Tarkovski.
Avec L.V.T, nous assistons constamment à la destruction/anéantissement de l’innocence par la communauté, la société, mais dans ses films, le personnage se débat tout au long de l'intrigue contre cette mise en réseau des individus qui le dépasse et l’écrase (voir Breaking the Waves, Dogville ou Dancer in the dark), avec Tarkovski, c’est la fragilité humaine qui est mise en avant comme ce qui caractérise justement son humanité: la fragilité est mystérieuse mais belle et efficace (Stalker).
Avec E. Khoo c’est l’incapacité de l’individu à se défendre contre un autre qui lui donne toute son épaisseur ; le réalisateur va chercher dans les replis défensifs de ses personnages, au plus profond d’eux même, une narration exigeante, singulière et particulièrement touchante.
Le bourreau se voit conforter bourreau à mesure que sa victime l’excuse de sa cruauté !

Be With Me

On retrouve ce même trait dans Be With me avec l’histoire d’amour entre les deux jeunes filles. Souvenons-nous de ce moment où l’amoureuse envoie un message à son amie pour lui demander ce qu’elle fait, elle se tient devant la vitrine du glacier où se trouve justement cette amie, elle (l’amie) est en train de flirter avec un garçon et ne sait pas que l’amoureuse la regarde: l’amie s’aperçoit qu’elle a reçu un message, le lit, plus de sourire, temps d’hésitation, puis répond « je suis au cinéma ». Coupure.
Lorsque nous retrouvons l’amoureuse, ce n’est pas lors d’une dispute avec son amie, mais toute seule face à son portable en train de demander pourquoi l’amie ne veut plus lui parler ! Mais quelle horreur. L’amour n’est en aucun cas récompensé.
Et E.Khoo de glisser cette magnifique citation : « saddly sometimes even true love can be broken
yet it does not mean the world is ending ».

Mais c’est qu’à force de ne jamais se battre, à force de prendre le malheur comme fatalité, on en finit par perdre tout espoir.
Je ne peux pas m’empêcher de me révolter intérieurement contre toute cette tristesse qui ressort, elle me rappelle sans cesse certains passages des romans de Shan Sa, Ya Ding, Dai Sijie ou François Cheng, et j’y vois une très belle mise en perspective du « wu wei » du dao.
Mais je ne crois pas pour autant que ce « non agir » signifie qu’il faille jamais ne rien faire, ne jamais chercher à combattre (après tout, dans le Zhuang Tseu l’arbre inutile est lui aussi coupé !), je crois plutôt qu’il nous dit, et j'affirme ici l'imperfection de ma subjectivité, de ne pas aller contre l’ordre naturel des choses, car je crois avec avidité que l’injustice est loin d’être ce naturel alors que l’amour seul à l'intelligence nécessaire pour en tout cas y ressembler. Et je me dis et sans doute est-ce parce que c’est ce que j’ai envie d’y voir, qu’après tout, on peut certainement prendre le cinéma d’Eric Khoo, non pas simplement comme un éloge de la faiblesse, mais aussi, comme un processus cathartique (« je vois une injustice si flagrante que je ne peux pas ne pas m’y opposer ») nous libérant de nos doutes vis-à-vis de l’horreur causée par la passivité et l’injustice, comme un redoutable exutoire contre la cruauté !


Entre les failles

le 10/01/2010 à 03h 47min 32s
En ce moment se joue à Beaubourg un florilège de productions cinématographiques malaisiennes et singapouriennes.

A cette occasion, j’ai pu découvrir un réalisateur que je trouve réellement exceptionnel. Son nom ? Eric Khoo.
C’est encore frais, je n’ai regardé pour l’instant que deux de ses films, mais je tiens cependant à glisser quelques mots, très rapidement, à leur sujet car ils m’ont fait grand effet.

Les deux films vus sont Be With Me et Mee Pok Man (je n'ai pas testé le lien pour Mee Pok Man).


Be With Me


Ce qui se joue ici, ce sont, je crois, ces moments où l’amour « rate ».
Une image de la toute fin de Mee Pok Man illustre très bien cette idée : deux voies d’autoroutes, aériennes, vues depuis le sol, sont collées l’une à l’autre pendant plusieurs mètres avant que celle de droite ne se détourne. Le détournement est en premier plan, la partie la plus visible et qui dans mon souvenir en tout cas, occupe le plus de place.
Car il s’agit bien de parler d’écart. De s’attarder sur le vide généré par la séparation, par l’échec de l’ « assemblage » (un assemblage que tout prédestinait pourtant à l’accomplissement) de se demander comment dans ce creux, les tensions s’organisent. Comment s’y déploient les solitudes. Comment s’affirment les individualités. Bref de raconter, dans le regret de ce qui aurait pu être gai, un peu de quelques personnages, de les presser dans l’étau du malheur pour en faire sortir le jus, la substance profonde, de percer la coque des conventions pour grâce au piquant de l’échec pour voir le coeur.
Creuser.
Un trou qui est aussi celui par lequel s’échappe le bonheur : les personnages de Khoo sont toujours cernés par la tristesse et c’est en son sein qu’ils s’expriment, elle est même la condition de leur expression.
Avec Khoo, on est vraiment dans le cinéma (très réussi) de la faillite.


Mee Pok Man

Mais le mieux reste encore de voir les films pour se faire sa propre idée sur la question. N’hésitez pas à vous servir des commentaires pour partager votre avis sur les films.

Pour ma part, j’ai vraiment été très touché par ce doux mélange entre l’acide de la photographie digne des premiers Wong Kar Wai (et puis le perso principal de Mee Pok Man rappelle beaucoup le muet de « Fallen Angel ») et le côté plus chaleureux (la compassion du réalisateur pour ces personnages ? ) qui m’a d’avantage fait pensé aux univers plus lumineux (lumière naturel j’entends) de Jia Zhang Ke voire d’Almodovar (Parle avec elle).

Et si jamais vous aimez Eric Khoo, sachez qu’il existe un tout petit groupe sur Facebook.

Avec un peu de lumière

le 05/01/2010 à 20h 16min 05s
Ma visite, hier soir, à l’exposition « l’âge d’or hollandais » à la Pinacothèque de Paris m’a donné envie d’écrire quelques mots à ce sujet.
Je n’en ai retenu que quatre tableaux : trois des cinq Rembrandt exposés (si je ne me trompe pas) et le seul Vermeer disponible (mais, vu le peu de tableau peints par Vermeer, ça reste équitable).

Black and White :

Autant dire tout de suite que l’expo tourne presqu’uniquement autour de la figure de Rembrandt. D’ailleurs les titres des encarts ne le cachent pas : des syntagmes hyperboliques tels que « plus grand artiste de tous les temps » et autres périphrases du genre fleurissent un peu partout sur les cimaises.

Toute la première partie de l’expo est, à mon goût, affligeante de médiocrité. On a qu’une envie, si ce n’est de rentrer chez soi, celle de se jeter sur les encarts, pour oublier un peu la laideur (je suis un peu dur) environnante. Heureusement, les organisateurs de l’exposition, très consciencieux, ont peinturluré de toutes sortes de mots (ou presque) des quantités impressionnantes de mur afin que le spectateur puisse trouver refuge parmi des suites infinissables de phrases dont la vacuité n’a rien à envier à celle d’un formulaire sans « méthode » (attention référence geek) et qui pourraient se résumer ainsi :
« Le XVIIème, c’est l’âge d’or hollandais, parce qu’il y a beaucoup de villes très proches et qu’elles sont très riches. Grâce à cette richesse a pu naître une classe bourgeoise, et la bourgeoisie c’est bien puisque c’est ça qui permet l’art et fait venir les artistes! Vive la bourgeoisie. »
Et de dresser un panorama de l’art bourgeois tout au long d'une quarantaine d’ « œuvres » toutes aussi ennuyeuses les unes que les autres.
J’avais trouvé l’affiche de l’exposition particulièrement mauvaise, mais je croyais qu’il s’agissait d’une erreur isolée, indépendante du contexte de l’évènement. Une affiche ratée, ce n’est pas rare ! Et celle-là, je la trouvais extrêmement pompeuse et vieillote. Mais en fait, non, que nenni, elle reflète très bien l’ambiance de l’expo.

Mais alors pourquoi parler d’une mauvaise expo ?!
C’est parce qu’elle n’est pas que mauvaise, et même, que ce mauvais s’avère en fait être redoutablement efficace…
Je m’explique : vous regardez ces vieilles croûtes (j’abuse fortement) depuis plus d’un bon quart d’heure, en vous demandant quand ça va s’arrêter, il fait chaud, vous commencez à conspuer le public qui n’a de cesse de toujours vouloir passer devant vous aux moments où vous essayez de vous concentrer pour trouver un peu d’intérêt aux horreurs accrochées partout autour de vous, vous en avez marre, vous allez partir à Beaubourg, quand soudain vous tombez sur quelque chose de complètement différent, une chose énorme, incroyable, invraisemblable, extra-terrestre, une véritable météorite qui vous retourne avec la douceur et l’ineluctable du nouvel anti-fading www.google.com (geek 2), qui vous remue comme si on triturait votre code source via firebug (geek 3), bref, vous frôlez la syncope et vous retrouver soudainement dans un autre univers complètement incroyable, certifié conforme par Salvador Dali lui-même (notes à l'appui) où les peintres ont du talent. Finis les aliens mal modélisés, désormais vous voilà débarqués dans un monde nouveau dont la profondeur et la capacité de pénétration vous émeuvent jusqu’au fond du fond.
C’est que vous avez vu Rembrandt !

Il aura fallu tout ça pour me donner un véritable choc esthétique vis à vis de cet artiste, je me souviens en demi teinte d’une visite de la salle Rembrandt à la Nationnal Gallery qui même si elle m’a ému, ne m’a pas non plus complètement retournée; là, hier soir, ça été le cas. C'est seulement maintenant que j'ai très envie de retourner à Londres pour revoir les autoportraits... car j’ai cru comprendre une chose...
Longtemps les paroles de François Cheng sur Rembrandt (et sur la peinture en général) sont restés dans un coin de ma mémoire, quelque chose comme « le seul peintre dont je respecte le travail sur la lumière, c’est Rembrandt car contrairement aux autres peintres il n’en fait pas un usage naïf » (le dit de Tianyi). Et longtemps, quand je regardais Calder, Miro ou Basquiat, elles n’avaient pas vraiment de sens. Ce n’est qu’en étant confronté pendant d’interminables minutes à des œuvres qui réussiraient à foutre le cafard à un personnage de Hayao Myazaki (même Totoro) que j’ai enfin pu comprendre (ou au moins ressentir quelque chose de fort concernant) la maturité de l’usage que Rembrandt fait de la lumière.
Ce n’est pas que tout est lumière, mais c’est que tout lui est, non pas assujetti, mais subordonné. Contrairement aux autres peintres flamands de la même époque, Rembrandt ne cherche pas à nous vanter le calme du calme! loin de la passion que la bourgeoisie éprouve pour le tautologique, il n’abuse pas du poids de lumières ô combien trop mortellement passives pour nous con-former dans un ruisseau boueux qui nous vieillit de cinquante ans à peine y a-t-on trempé le petit doigt de pied.
Rembrandt est sage et distant, certes, mais il l'est sans pour autant ennuyé.
Et s’il nous séduit, ce n’est pas par le génie fougueux qui échappe aux répliques made in Beaumarchais, ni par la passion dévorante émanant d’une symphonie de Mozart, mais bien plutôt par le déséquilibre calme - le fragile « non-geste »- que savent si bien provoquer les stabiles de Calder. (Mais je m’égare un peu car j’avoue avoir Vermeer dans ma tête.)
Je vous ai parlé de trois œuvres ayant retenu mon attention, revenons rapidement sur elles.
La toute première, celle qui m’a sorti de ma mauvaise humeur, imaginez : d’abord un plateau et sur ce plateau, la tête d’un homme beau. Au dessus de lui, un nez, invraisemblable et un couteau, des gens qui regardent derrière, je ne sais pas ce qu’ils pensent, il y a du flottement dans l’air, la femme à droite, ses gestes, la plus haute, elle est trop fière, on revient sur cette impression de flottement, on remarque alors quelque chose sur les joues du bourreau, le couteau, l’œil rougi, mais c’est qu’il pleure, et le regard de la vieille derrière, que dit-elle, ce doigt levé accusateur mais elle si pliée…tant de visages inconnus…Tout ça pendant que?
pendant que la danseuse Salomé jouit de sa récompense...

Salomé


On est là face à cette scène et l'on pourrait s'appesantir longtemps sur de nombreux détails mais laissez moi me concentrer sur la lumière:
Que dit-elle ?
Eh bien j’ai envie de croire qu’elle ne dit rien. Plutôt que de vraiment accuser ou de béatifier, j’aime à penser qu’elle brille de la même façon pour la tête de Jean Baptiste que pour le visage de la danseuse, pourquoi? pour les rapprocher. Mais attention pas pour en faire des proches, non! Juste pour les livrer à la comparaison, les mettre sur le même plan. Libre au spectateur de faire de ce rapprochement ce qu'il lui plait (à partir du moment où c'est toléré par la loi voire même peut-être un peu plus s'il s'agit d'Hadopi).
Le visage à moitié effacé par l’obscur du bourreau renforce encore cet étrange tête à tête.
Renforce aussi je trouve un certain mystère qui rôde autour de ce personnage. N’est-ce pas l’ombre qui en rendant presqu’imperceptible le rouge de ses yeux le rend si humainement fragile ?

La lumière qui se pose sur la scène me parait pleine des questions que le peintre nous pose, un peu comme un photographe, il a recourt à elle pour nous communiquer ses doutes sur le lien qui l’unit à son tableau. Et c’est ce lien qui pour moi chez Rembrandt est si troublant.

Saint Pierre

Si l’on regarde très rapidement les deux autres tableaux, on peut retrouver le même type de jeu : que ce soit avec Saint Pierre qui trois fois renie Jésus ou avec le portrait du médecin. On y sent à la fois quelque chose comme de l’amour, dans cette lumière qui éclaire si doucement mais en même temps, une façon d’être, de se poser avec une telle sérénité, qu’il y a vraiment un travail incroyable sur la distance, comment se placer le plus justement possible?
Avec Saint Pierre, on retrouve tout ce jeu avec la main devant la bougie qui n’est pas sans flatter nos bas instincts avides de symboliques mais il y a tout de même que cette main canalise la lumière sur lui, l’empêche de s’évanouir et de n’être qu’un parmi les autres. C’est qu’elle enrobe, adoucit, met en valeur, comprend sans excuser et rend beau toute cette vulnérabilité qui fait l’homme. Il y a quelque chose de profondément Tarkovskien chez Rembrandt ! (comment ça l’inverse ?!)
Cette main qui entoure la flamme, la protège et oriente son éclat, c’est justement et aussi, celle du peintre qui joue avec ses propres étincelles.

J’aime voir chez Rembrandt ce profond respect, calme, il est vrai mais en même temps malicieux et incisif pour et par les secrets que ses ombres enferment. C’est un grand point d’interrogation qui vient nous frapper aussi bien, quand on est face au reniement de l'apôtre que quand on est face au portrait de ce bon vieux docteur Arnold Tholinx.


Le médecin

Je reviendrai peut-être une autre fois sur cette histoire de peinture flamande car là je dépasse vraiment les mesures du convenable, si j’avais moins râlé au début, j’aurai peut-être pu parler un peu plus de Rembrandt et de Vermeer (ou au moins commencer à le faire), de sa belle "Lettre d’amour", parce qu’elle vaut le coup d’œil cette intrusion, ce tournoiement furieux où luttent sans répit contre les élans mouvementés de notre curiosité, l’absolue immobilité d’une scène parfaitement arrêtée (là encore on retrouve ce déséquilibre caldérien, et sans doute est-ce encore la faute à la lumière, mais cette fois-ci parce que c’est elle qui fige).
Pour cette exposition, je rajouterai juste une chose, c'est qu’elle occupe désormais une place particulière pour moi, car elle a su retarder l’annonce d’une bien mauvaise nouvelle. Et je remercie Rembrandt et Vermeer pour les beaux abris qu’ils m’ont offerts.
La peinture à de cela d’inhumain qu’elle ne trahit pas !



Sans réponse

le 04/01/2010 à 14h 27min 49s
Tu pourrais répondre quand on t’appelle petit.
-Mais je n’ai pas de bouche.
-Au prix où je t’ai acheté…
-Mais j’ai un cœur gros comme ça…
Il lève deux moignons esquissant un geste.
-Je me suis vraiment fait avoir...

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